Du Mundaneum à Internet : un changement de paradigme
Le
2 septembre 1969 le professeur Len Kleinrock de l’UCLA (University
of California, Los Angeles) et son équipe, avec deux étudiants,
Stephen Crocker et Vinton Cerf, parvenaient à échanger quelques
données entre deux gros ordinateurs reliés par un câble de 4,5
mètres. Ce premier essai est généralement considéré comme
l’événement fondateur d’Arpanet, réseau à l’origine de
l’Internet quelques années plus tard. Le 17 décembre 1997, j’ai
envoyé mon premier mail en Pologne et en utilisant pour la première
fois Internet, j’ai saisi toute la révolution qui s’annonçait.
Un grand pas pour pouvoir se connecter aux quatre coins de la
planète et procéder à une nouvelle gestion des connaissances avec
le numérique.
Dans
cet article qui est un extrait de ma thèse de doctorat en science de
l’information et de la communication, je rends hommage à l’oeuvre
de Otlet qui est un précurseur d’Internet et j'essaie de décrire le changement de paradigme qui s'offre à vous, grâce à l'arrivée d'Internet.
1.
Une quête pour la construction des savoirs
Déjà
Jan Amos Komenský (dit
Comenius) avait écrit La
Grande didactique ou l’art universel de tout enseigner à tous
(1627-1632) à
travers des images. Un défi difficile à mettre en place pour une
société des savoirs de l’époque limités aux livres. Dans cette
quête vers la construction des savoirs accessibles à tout le monde,
il est important de nous intéresser à Paul Otlet qui pour William
Boyd Rayward et de nombreux chercheurs, en Europe et aux États-Unis,
le reconnaissent comme l’un des précurseurs conceptuels
d’Internet. Paul Otlet auteur du Traité
de documentation (1935)
avait imaginé le Mundaneum
comme centre de la
connaissance à son époque. Nous pouvons nous arrêter sur quelques
croquis et schémas d’Otlet pour comprendre ce qu’il avait
imaginé à l’époque pour « traiter la documentation ».1
Otlet
avait imaginé le Mundaneum qui devait être le centre mondial de la
connaissance. William Boyd Rayward chercheur et professeur, intéressé
par son projet a fait des recherches sur son œuvre et a
réalisé un film accessible en ligne. On y voit des milliers de
kilomètres de fiches, des boîtes, des schémas de codage pour
traiter l’information. Si nous nous référons à ce film en
archive libre, nous pouvons voir la collection des fiches « du
monde » d’Otlet qui voulait classer le monde.2
Figure
n °1 Paul Otlet, Traité de Documentation, 1934, p 419
Il
a voulu transcrire sur fiches de 12,5 cm x 7,5 cm tous les livres
parus dans toutes les langues et dans tous les pays. Son objectif
était d’instaurer un système de classification décimale
universelle qui permette de codifier les idées et les faits. Dans
ce film, on apprend que douze millions de fiches ont été remplies
au fil des années.
Photo : source
Mundaneum
Dans
son projet, il avait édifié une Cité Mondiale dédiée à la
Connaissance dont les plans sont confiés à l’architecte Le
Corbusier. Nous pouvons découvrir les grandes lignes de son œuvre
dans le domaine de la documentation. Paul Otlet laisse derrière lui
une documentation gigantesque et hétéroclite et des centaines de
caisses non identifiées et des traces de son activité
intellectuelle.
Figure
n°2 : Paul Otlet, Traité de Documentation, 1934, p. 40
Figure
n°3 : Paul Otlet, Traité de Documentation, 1934, p. 41
Vannevar
Bush avait considéré Otlet comme le père d’Internet et de
l’Hypertexte avec son article de 1945 intitulé « As
we may think ».
Le projet du Mundaneum
y
apparaît ainsi, à travers certaines intuitions de Paul Otlet, comme
une préfiguration conceptuelle d’Internet : « Ici, la table de
travail n’est plus chargée d’aucun livre. À leur place se
dresse un écran et à portée un téléphone. Là-bas, au loin, dans
un édifice immense, sont tous les livres et tous les renseignements.
De là, on fait apparaître sur l’écran la page à lire pour
connaître la question posée par téléphone. Un écran serait
double, quadruple ou décuple s’il s’agissait de multiplier les
textes et les documents à confronter simultanément ; il y aurait un
haut-parleur si la vue devait être aidée par une donnée ouïe, si
la vision devait être complétée par une audition. Utopie
aujourd’hui, parce qu’elle n’existe encore nulle part, mais
elle pourrait bien devenir la réalité pourvu que se perfectionnent
encore nos méthodes et notre instrumentation. Et ce perfectionnement
pourrait aller jusqu’à rendre automatique l’appel des documents
sur l’écran, automatique aussi la projection consécutive… »
(Otlet, 1934)1
Mais
ce sont aussi les traits de Wikipedia, comme l’indique Benoît
Peeters
dans sa postface à l’ouvrage, que « Paul Otlet esquisse
assez étonnamment, en visionnaire d’une machinerie pour le travail
intellectuel, support d’une encyclopédie totale et collective ».
Pour Paul Otlet, « Le travail de documentation se présente sous un
triple aspect: il importe tout d’abord de collectionner et de
classer méthodiquement tous les titres de ce qui a été écrit et
publié dans les différents pays et aux diverses époques ; puis,
l’oeuvre s’élargissant, il y a lieu de réduire en leurs
éléments toutes les publications et tous les écrits et de les
redistribuer pour en former des dossiers conçus comme les chapitres
et les paragraphes d’un unique livre universel ; enfin, devant
l’abondance des documents, le besoin s’impose de les résumer et
d’en coordonner les matériaux en une Encyclopédie universelle et
perpétuelle. Une telle encyclopédie, monument élevé à la pensée
humaine et matérialisation graphique de toutes les sciences et de
tous les arts est l’étape ultime. Elle aurait en fait pour
collaborateurs tous les penseurs de tous les temps et de tous les
pays ; elle serait la somme totale de l’effort intellectuel des
siècles… ». (Paul Otlet, 1934)2
Quand on voit l’œuvre d’Otlet (cf le film du scientifique), on voit qu’il s’est forcé à maîtriser l’information en la représentant. On peut découvrir son système de représentation de l’information dans lequel les symboles utilisés essaient de représenter des idées, des concepts, de préférence à des mots, dans une perspective de classification, de catégorisation, de mise en ordre, d’organisation. On y découvre aussi un début de code. Les tâches qu’il a définies sont : la collecte de l’information en bibliothèque, l’analyse puis le résumé descriptif, la redistribution systématique des données dans des fichiers ou des dossiers, le codage. Il invente des normes pour essayer de créer une base standard. Parallèlement, il développe des systèmes de recherche d’information. Les résultats des recherches sont copiés, mémorisés, conservés dans le Mundaneum avec la volonté de capitalisation des connaissances. Notons que le degré de généralité ou de spécificité de chaque question est déterminé par le contexte. Jo Link-Pezet s’est penchée sur l’organisation rationnelle que recommande Paul Otlet. Elle constate qu’il « dénonce la tendance, regrettable selon lui, à diviser le centre et à éparpiller les fragments en différents endroits en la diffusant du centre vers la périphérie : mirage de la connaissance totale, vue comme un corps actif d’opinions basé sur un entrepôt d’informations organisées pour favoriser la connaissance humaine.L’organisation du travail est basée sur la coopération de travailleurs individuels utilisant des standards de collecte et de traitement pour la création d’ensembles documentaires et leur gestion. Chaque publication scientifique fait l’objet d’un processus de division, de dissection. La base conceptuelle de ce travail repose sur l’enregistrement analytique, monographique, unique d’une unité d’écriture pour détacher (déconstruire) ce que le livre amalgame, pour réduire la complexité du contenu d’un ouvrage à des éléments séparés qui correspondent à la division intellectuelle des idées. L’idée de faciliter la consultation de l’information malgré les erreurs et les redondances prévaut, ainsi que l’intention de libérer ce qui a de la valeur en disséquant, en extrayant l’information. Ce travail énorme tend vers la création d’un livre universel par discipline afin de relier entre eux les différents matériaux qui existent dans les différents ouvrages et créer une encyclopédie « idéale » qui condenserait, synthétiserait, généraliserait toutes les données, pour ainsi permettre de relier la connaissance à l’action »3. Pour elle, « l’information est fondée sur l’interaction de deux éléments : l’organisation d’un système et des idées qui sous-tendent les documents, entre lesquels il définit des liens causaux et matériels ». Elle parle aussi « d’ ensembles de données reliées entre elles par des artefacts de gestion de l’information, de réseaux de communication savants ».
Par bien des aspects, le travail de visionnaire d’Otlet induit de nouveaux concepts qui sont toujours d’actualités: les technologies de l’information, les techniques de recherche d’information et les stratégies de recherche, l’émergence du sens à l’aide de tableaux et de cartographies pour représenter les aspects historiques, scientifiques et les grands thèmes. Otlet aurait ainsi mis à jour « les éléments invariants qui ont affecté la mise en mémoire de l’information dans les systèmes pour en gérer les accès ». Link-Pezet Jo note aussi ce qui peut être vecteur de sens dans les systèmes d’informations. « L’information mémorisée prend son sens dans un contexte précis qui renvoie au traitement qu’elle subit, ainsi qu’aux deux systèmes qui lui sont nécessaires pour s’actualiser (émetteur-récepteur). L’information est définie par son objet, mais aussi par ses modes de représentation. La question de l’organisation de l’information, du fonctionnement de cette organisation pour son usage est cruciale. C’est toute la question de l’organisation et des capacités d’apprentissage et d’adaptation tant de l’homme que des systèmes d’information, des machines intellectuelles qu’il a lui-même produites et qu’il utilise. Cela revient à se demander comment les choses se sont organisées, ont évolué, se sont complexifiées par le jeu même de leurs interactions réciproques ».
Comme
le précise Nauroy Dominique dans sa note de lecture sur l’ouvrage
de Brigitte Juanals (2005), « comparé au projet de Diderot
qui consistait à réunir la somme de tous les savoirs, l’internet
se présente aujourd’hui comme le moyen permettant, grâce aux
capacités de stockage d’immenses bases de données numérisées
en interconnexion, de réaliser ce rêve utopique et encyclopédique
d’une démocratie cognitive, pour un accès universel aux savoirs.
Le nombre des bénéficiaires effectifs de la connaissance s’élargit
de manière presque infinie. Mais cette démocratisation de l’accès
aux données cache en vérité le fait que, plus que jamais, il
convient d’être éduqué à la base pour être capable de juger
de la pertinence d’une information et de sa source ».4
L’œuvre
d’Otlet nous a permis de découvrir sa vision avant-gardiste
d’Internet avec une volonté de représentation de la
connaissance, pour qu’elle soit transportable, communicable. Otlet
avait imaginé les téléphones, des écrans comme support et outils
de médiatisation des connaissances, une documentation axée sur le
monde.
Le
numérique et la production des connaissances
Le
numérique a apporté des changements fondamentaux : une
rupture, un remodelage du paysage éditorial où chaque personne
peut façonner son univers informationnel. Néanmoins,
l’utilisateur doit apprendre à interagir et son statut change.
Le statut du texte écrit change en prenant une forme différente,
avec une possibilité d’y ajouter des images et des sons à
volonté, des liens hypertextes. La navigation devient plus
plastique. Avec l’arrivée d’Internet, nous avons des
fonctionnalités qui se rajoutent apportant des caractéristiques
qui n’existaient pas avant. Les sciences de l’information et de
la communication sont plus que jamais concernées par la mutation
fondamentale qu’entraîne la mise en réseau des systèmes
d’information et des mémoires numériques. Les TIC, technologies
de l’information et de la communication, par leur puissance de
traitement, par les moyens de communication, à un accès accru à
l’information confrontent l’individu à une mémoire immense.
Maîtriser
l’information en la représentant
Jo
Link-Pezet analysé l’oeuvre de P. Otlet dans lequel un système
de représentation de l’information repose sur des symboles
alphanumériques utilisés pour représenter les idées, des
concepts, de préférence à des mots, dans une perspective de
classification, de catégorisation, d’organisation. Dans son
traité de documentation, P. Otlet avait prévu des étapes : la
collecte de l’information en bibliothèque, l’analyse et
résumé, la redistribution systématique des données dans des
fichiers ou des dossiers. Il invente un catalogue standard. Il met
en place des systèmes d’information. Les résultats des
recherches sont mémorisés pour capitaliser les connaissances.
L’organisation du travail repose sur la coopération de
travailleurs individuels utilisant les standards de collecte et de
traitement pour la création d’une documentation. Ce travail
énorme tend vers la création d’une encyclopédie universelle
qui condenserait, généraliserait toutes les données, pour ainsi
relier connaissance à l’action. L’oeuvre d’Otlet a été
visionnaire en introduisant de nouveaux concepts qui sont toujours
d’actualité : mettre en mémoire l’information, mettre en
place les techniques de recherche, gérer les accès.Dans ma thèse
de doctorat, je fais le lien entre le Mundaneum inventé par P.
Otlet et les potentialités offertes par le socialbookmarking, qui
peut être en quelque sorte considéré comme un nouveau
“Mundaneum” de la connaissance intégrant Internet, le
numérique.
La
pensée intellectuelle libérée ou explosée
Pierre
Lévy, dans son ouvrage, évoque la “pratique sociale continue du
savoir” comme “continuum vivant en constante métamorphose”
qui affecte la production du savoir et l’accès au savoir, de
façon dynamique et qui permet des transformations immédiates du
texte initial : lecture, annotation; prise de note, renvoi à des
sources conceptuellement voisines. Comme le précise Jo Link-Pezet,
“le web et l’hypertexte nous permettent de créer des espaces
de discussions et de rhétorique où s’expriment la conscience
mutuelle que chacun a de l’existence d’autrui et de sa
présence, une communauté et une complicité “.
Notre
société de la connaissance, avec ces nouveaux paradigmes liés à
l’usage du social-web nous incite à trouver les organisations
d’un travail collectif autour d’un projet pour aboutir à la
création et à la mise en oeuvre d’une véritable intelligence
collective dans la perspective d’une société apprenante où le
partage de connaissance et l’organisation du travail permettent
de créer des connaissances collectives, de les mutualiser, ou les
capitaliser pour mieux penser et agir.
Michèle Drechsler
BIBLIOGRAPHIE :
- Drechsler, M. (2009). Thèse de doctorat en sciences de l’information et de la communication. Pratiques du socialbookmarking pour l’Éducation. Affordances sémantiques, socio-cognitives et formatives.
1
Paul Otlet, (1934) le traité de
la documentation disponible en ligne [en ligne]
http://www.knowledge-mapping.net/index.php?option=com_content&task=view&id=43&Itemid=1
2
Boyd Rayward William, film sur
Paul Otlet, [en ligne] http://www.archive.org/details/paulotlet
Otlet Paul,
1934, Traité
de la documentation [en
ligne]
http://www.knowledge-mapping.net/index.php?option=com_content&task=view&id=43&Itemid=1
Bruxelles :
Editions Van Keerberghen & fils
Dossier en ligne Paul Otlet,
site knowledge-mapping.net, ressources de Christophe Tricot, [en
ligne]
http://www.knowledge-mapping.net/index.php?option=com_content&task=view&id=43&Itemid=1(consulté
le 01-02-08)
1 Nauroy Dominique,
2005, Notes de lecture de l’ouvrage Juanals Brigitte, La culture
de l’information. Du livre au numérique,Paris, Lavoisier/Hermès
Sciences, 2003, 242 p.
Revue Question de communication N°7
évolution des
approches théoriques du traitement de l’information, Revue
Solaris”, nº 5,
[en ligne]
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