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dimanche 16 mars 2014

Du Mundaneum à Internet : un changement de paradigme


Le 2 septembre 1969 le professeur Len Kleinrock de l’UCLA (University of California, Los Angeles) et son équipe, avec deux étudiants, Stephen Crocker et Vinton Cerf, parvenaient à échanger quelques données entre deux gros ordinateurs reliés par un câble de 4,5 mètres. Ce premier essai est généralement considéré comme l’événement fondateur d’Arpanet, réseau à l’origine de l’Internet quelques années plus tard. Le 17 décembre 1997, j’ai envoyé mon premier mail en Pologne et en utilisant pour la première fois Internet, j’ai saisi toute la révolution qui s’annonçait. Un grand pas  pour pouvoir se connecter aux quatre coins de la planète et procéder à une nouvelle gestion des connaissances avec le numérique.
Dans cet article qui est un extrait de ma thèse de doctorat en science de l’information et de la communication, je rends hommage à l’oeuvre de Otlet qui est un précurseur d’Internet et j'essaie de décrire le changement de paradigme qui s'offre à vous, grâce à l'arrivée d'Internet.


1. Une quête pour la construction des savoirs
 
Déjà Jan Amos Komenský (dit Comenius) avait écrit La Grande didactique ou l’art universel de tout enseigner à tous (1627-1632) à travers des images. Un défi difficile à mettre en place pour une société des savoirs de l’époque limités aux livres. Dans cette quête vers la construction des savoirs accessibles à tout le monde, il est important de nous intéresser à Paul Otlet qui pour William Boyd Rayward et de nombreux chercheurs, en Europe et aux États-Unis, le reconnaissent comme l’un des précurseurs conceptuels d’Internet. Paul Otlet auteur du Traité de documentation (1935) avait imaginé le Mundaneum comme centre de la connaissance à son époque. Nous pouvons nous arrêter sur quelques croquis et schémas d’Otlet pour comprendre ce qu’il avait imaginé à l’époque pour « traiter la documentation ».1 Otlet avait imaginé le Mundaneum qui devait être le centre mondial de la connaissance. William Boyd Rayward chercheur et professeur, intéressé par son projet a fait des recherches sur son œuvre  et a réalisé un film accessible en ligne. On y voit des milliers de kilomètres de fiches, des boîtes, des schémas de codage pour traiter l’information. Si nous nous référons à ce film en archive libre, nous pouvons voir la collection des fiches « du monde » d’Otlet qui voulait classer le monde.2

CentreMondial
Figure n °1 Paul Otlet, Traité de Documentation, 1934, p 419

Il a voulu transcrire sur fiches de 12,5 cm x 7,5 cm tous les livres parus dans toutes les langues et dans tous les pays. Son objectif était d’instaurer un système de classification décimale universelle qui permette de codifier les idées et les faits. Dans ce film, on apprend que douze millions de fiches ont été remplies au fil des années.

 Mundaneum
Photo : source Mundaneum

Dans son projet, il avait édifié une Cité Mondiale dédiée à la Connaissance dont les plans sont confiés à l’architecte Le Corbusier. Nous pouvons découvrir les grandes lignes de son œuvre dans le domaine de la documentation. Paul Otlet laisse derrière lui une documentation gigantesque et hétéroclite et des centaines de caisses non identifiées et des traces de son activité intellectuelle.


Otlet2
Figure n°2 : Paul Otlet, Traité de Documentation, 1934, p. 40
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Figure n°3 : Paul Otlet, Traité de Documentation, 1934, p. 41

Vannevar Bush avait considéré Otlet comme le père d’Internet et de l’Hypertexte avec son article de 1945 intitulé « As we may think ». Le projet du Mundaneum y apparaît ainsi, à travers certaines intuitions de Paul Otlet, comme une préfiguration conceptuelle d’Internet : « Ici, la table de travail n’est plus chargée d’aucun livre. À leur place se dresse un écran et à portée un téléphone. Là-bas, au loin, dans un édifice immense, sont tous les livres et tous les renseignements. De là, on fait apparaître sur l’écran la page à lire pour connaître la question posée par téléphone. Un écran serait double, quadruple ou décuple s’il s’agissait de multiplier les textes et les documents à confronter simultanément ; il y aurait un haut-parleur si la vue devait être aidée par une donnée ouïe, si la vision devait être complétée par une audition. Utopie aujourd’hui, parce qu’elle n’existe encore nulle part, mais elle pourrait bien devenir la réalité pourvu que se perfectionnent encore nos méthodes et notre instrumentation. Et ce perfectionnement pourrait aller jusqu’à rendre automatique l’appel des documents sur l’écran, automatique aussi la projection consécutive… » (Otlet, 1934)1
 
Mais ce sont aussi les traits de Wikipedia, comme l’indique Benoît Peeters dans sa postface à l’ouvrage, que « Paul Otlet esquisse assez étonnamment, en visionnaire d’une machinerie pour le travail intellectuel, support d’une encyclopédie totale et collective ». Pour Paul Otlet, « Le travail de documentation se présente sous un triple aspect: il importe tout d’abord de collectionner et de classer méthodiquement tous les titres de ce qui a été écrit et publié dans les différents pays et aux diverses époques ; puis, l’oeuvre s’élargissant, il y a lieu de réduire en leurs éléments toutes les publications et tous les écrits et de les redistribuer pour en former des dossiers conçus comme les chapitres et les paragraphes d’un unique livre universel ; enfin, devant l’abondance des documents, le besoin s’impose de les résumer et d’en coordonner les matériaux en une Encyclopédie universelle et perpétuelle. Une telle encyclopédie, monument élevé à la pensée humaine et matérialisation graphique de toutes les sciences et de tous les arts est l’étape ultime. Elle aurait en fait pour collaborateurs tous les penseurs de tous les temps et de tous les pays ;  elle serait la somme totale de l’effort intellectuel des siècles… ». (Paul Otlet, 1934)2
 

Quand on voit l’œuvre d’Otlet (cf le film du scientifique), on voit qu’il s’est forcé à maîtriser l’information en la représentant. On peut découvrir son système de représentation de l’information dans lequel les symboles utilisés essaient de représenter des idées, des concepts, de préférence à des mots, dans une perspective de classification, de catégorisation, de mise en ordre, d’organisation. On y découvre aussi un début de code. Les tâches qu’il a définies sont : la collecte de l’information en bibliothèque, l’analyse puis le résumé descriptif, la redistribution systématique des données dans des fichiers ou des dossiers, le codage. Il invente des normes pour essayer de créer une base standard. Parallèlement, il développe des systèmes de recherche d’information. Les résultats des recherches sont copiés, mémorisés, conservés dans le Mundaneum avec la volonté de capitalisation des connaissances. Notons que le degré de généralité ou de spécificité de chaque question est déterminé par le contexte. Jo Link-Pezet s’est penchée sur l’organisation rationnelle que recommande Paul Otlet. Elle constate qu’il « dénonce la tendance, regrettable selon lui, à diviser le centre et à éparpiller les fragments en différents endroits en la diffusant du centre vers la périphérie : mirage de la connaissance totale, vue comme un corps actif d’opinions basé sur un entrepôt d’informations organisées pour favoriser la connaissance humaine.L’organisation du travail est basée sur la coopération de travailleurs individuels utilisant des standards de collecte et de traitement pour la création d’ensembles documentaires et leur gestion. Chaque publication scientifique fait l’objet d’un processus de division, de dissection. La base conceptuelle de ce travail repose sur l’enregistrement analytique, monographique, unique d’une unité d’écriture pour détacher (déconstruire) ce que le livre amalgame, pour réduire la complexité du contenu d’un ouvrage à des éléments séparés qui correspondent à la division intellectuelle des idées. L’idée de faciliter la consultation de l’information malgré les erreurs et les redondances prévaut, ainsi que l’intention de libérer ce qui a de la valeur en disséquant, en extrayant l’information. Ce travail énorme tend vers la création d’un livre universel par discipline afin de relier entre eux les différents matériaux qui existent dans les différents ouvrages et créer une encyclopédie « idéale » qui condenserait, synthétiserait, généraliserait toutes les données, pour ainsi permettre de relier la connaissance à l’action »3. Pour elle, « l’information est fondée sur l’interaction de deux éléments : l’organisation d’un système et des idées qui sous-tendent les documents, entre lesquels il définit des liens causaux et matériels ». Elle parle aussi « d’ ensembles de données reliées entre elles par des artefacts de gestion de l’information, de réseaux de communication savants ».

Par bien des aspects, le travail de visionnaire d’Otlet induit de nouveaux concepts qui sont toujours d’actualités: les technologies de l’information, les techniques de recherche d’information et les stratégies de recherche, l’émergence du sens à l’aide de tableaux et de cartographies pour représenter les aspects historiques, scientifiques et les grands thèmes. Otlet aurait ainsi mis à jour « les éléments invariants qui ont affecté la mise en mémoire de l’information dans les systèmes pour en gérer les accès ». Link-Pezet Jo  note aussi ce qui peut être vecteur de sens dans les systèmes d’informations. « L’information mémorisée prend son sens dans un contexte précis qui renvoie au traitement qu’elle subit, ainsi qu’aux deux systèmes qui lui sont nécessaires pour s’actualiser (émetteur-récepteur). L’information est définie par son objet, mais aussi par ses modes de représentation. La question de l’organisation de l’information, du fonctionnement de cette organisation pour son usage est cruciale. C’est toute la question de l’organisation et des capacités d’apprentissage et d’adaptation tant de l’homme que des systèmes d’information, des machines intellectuelles qu’il a lui-même produites et qu’il utilise. Cela revient à se demander comment les choses se sont organisées, ont évolué, se sont complexifiées par le jeu même de leurs interactions réciproques ».

Comme le précise Nauroy Dominique dans sa note de lecture sur l’ouvrage de Brigitte Juanals (2005), « comparé au projet de Diderot qui consistait à réunir la somme de tous les savoirs, l’internet se présente aujourd’hui comme le moyen permettant, grâce aux capacités de stockage d’immenses bases de données numérisées en interconnexion, de réaliser ce rêve utopique et encyclopédique d’une démocratie cognitive, pour un accès universel aux savoirs. Le nombre des bénéficiaires effectifs de la connaissance s’élargit de manière presque infinie. Mais cette démocratisation de l’accès aux données cache en vérité le fait que, plus que jamais, il convient d’être éduqué à la base pour être capable de juger de la pertinence d’une information et de sa source ».4

L’œuvre d’Otlet nous a permis de découvrir sa vision avant-gardiste d’Internet avec une volonté de représentation de la connaissance, pour qu’elle soit transportable, communicable. Otlet avait imaginé les téléphones, des écrans comme support et outils de médiatisation des connaissances, une documentation axée sur le monde.

Le numérique et la production des connaissances 

Le numérique a apporté des changements fondamentaux : une rupture, un remodelage du paysage éditorial où chaque personne peut façonner son univers informationnel. Néanmoins, l’utilisateur doit apprendre à interagir et son statut change. Le statut du texte écrit change en prenant une forme différente, avec une possibilité d’y ajouter des images et des sons à volonté, des liens hypertextes. La navigation devient plus plastique. Avec l’arrivée d’Internet, nous avons des fonctionnalités qui se rajoutent apportant des caractéristiques qui n’existaient pas avant. Les sciences de l’information et de la communication sont plus que jamais concernées par la mutation fondamentale qu’entraîne la mise en réseau des systèmes d’information et des mémoires numériques. Les TIC, technologies de l’information et de la communication, par leur puissance de traitement, par les moyens de communication, à un accès accru à l’information confrontent l’individu à une mémoire immense.

Maîtriser l’information en la représentant 
 
Jo Link-Pezet analysé l’oeuvre de P. Otlet dans lequel un système de représentation de l’information repose sur des symboles alphanumériques utilisés pour représenter les idées, des concepts, de préférence à des mots, dans une perspective de classification, de catégorisation, d’organisation. Dans son traité de documentation, P. Otlet avait prévu des étapes : la collecte de l’information en bibliothèque, l’analyse et résumé, la redistribution systématique des données dans des fichiers ou des dossiers. Il invente un catalogue standard. Il met en place des systèmes d’information. Les résultats des recherches sont mémorisés pour capitaliser les connaissances. L’organisation du travail repose sur la coopération de travailleurs individuels utilisant les standards de collecte et de traitement pour la création d’une documentation. Ce travail énorme tend vers la création d’une encyclopédie universelle qui condenserait, généraliserait toutes les données, pour ainsi relier connaissance à l’action. L’oeuvre d’Otlet a été visionnaire en introduisant de nouveaux concepts qui sont toujours d’actualité : mettre en mémoire l’information, mettre en place les techniques de recherche, gérer les accès.Dans ma thèse de doctorat, je fais le lien entre le Mundaneum inventé par P. Otlet et les potentialités offertes par le socialbookmarking, qui peut être en quelque sorte considéré comme un nouveau “Mundaneum” de la connaissance intégrant Internet, le numérique.

La pensée intellectuelle libérée ou explosée

Pierre Lévy, dans son ouvrage, évoque la “pratique sociale continue du savoir” comme “continuum vivant en constante métamorphose” qui affecte la production du savoir et l’accès au savoir, de façon dynamique et qui permet des transformations immédiates du texte initial : lecture, annotation; prise de note, renvoi à des sources conceptuellement voisines. Comme le précise Jo Link-Pezet, “le web et l’hypertexte nous permettent de créer des espaces de discussions et de rhétorique où s’expriment la conscience mutuelle que chacun a de l’existence d’autrui et de sa présence, une communauté et une complicité “. 
 
Notre société de la connaissance, avec ces nouveaux paradigmes liés à l’usage du social-web nous incite à trouver les organisations d’un travail collectif autour d’un projet pour aboutir à la création et à la mise en oeuvre d’une véritable intelligence collective dans la perspective d’une société apprenante où le partage de connaissance et l’organisation du travail permettent de créer des connaissances collectives, de les mutualiser, ou les capitaliser pour mieux penser et agir. 
Michèle Drechsler



BIBLIOGRAPHIE :
  • Drechsler, M. (2009). Thèse de doctorat en sciences de l’information et de la communication. Pratiques du socialbookmarking pour l’Éducation. Affordances sémantiques, socio-cognitives et formatives.


1 Paul Otlet, (1934) le traité de la documentation disponible en ligne [en ligne] http://www.knowledge-mapping.net/index.php?option=com_content&task=view&id=43&Itemid=1
2 Boyd Rayward William, film sur Paul Otlet, [en ligne] http://www.archive.org/details/paulotlet

Otlet Paul, 1934, Traité de la documentation [en ligne] http://www.knowledge-mapping.net/index.php?option=com_content&task=view&id=43&Itemid=1 Bruxelles : Editions Van Keerberghen & fils
Dossier en ligne Paul Otlet, site knowledge-mapping.net, ressources de Christophe Tricot, [en ligne] http://www.knowledge-mapping.net/index.php?option=com_content&task=view&id=43&Itemid=1(consulté le 01-02-08)

1  Nauroy Dominique, 2005, Notes de lecture de l’ouvrage Juanals Brigitte, La culture de l’information. Du livre au numérique,Paris, Lavoisier/Hermès Sciences, 2003, 242 p. Revue Question de communication N°7
2
3Link-Pezet Jo, 1999, De la représentation à la coopération : 
évolution des approches théoriques du traitement de l’information, Revue Solaris”, nº 5, [en ligne]
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